JE ME SOUVIENS Histoires singulières de SOS Médecins

À l’arrache

Dr Christian Ohleyer, Grenoble

18 ans de SOS Médecins

« Oh, putain, j’suis content d’te voir ! J’ai mal, putain ! » Trois heures du matin. En larmes, la face rougie, il se tient la mâchoire à pleines mains. « La garce ! » Je le tutoie : « Qu’est-ce qui t’arrive ? » « Une dent en pivot, y’a un abcès dessous. Elle me l’a déjà fait une fois. » Il s’affale sur une chaise. « Vache ! Tu vas m’sortir de là ? Moi, dans une heure, j’reprends le camion, j’ai pas le choix. » Je le préviens : « Je ne suis pas dentiste… je peux te calmer la douleur mais après… pas question de prendre le volant. » Il m’arrête. « Ah ! non, non, non, tu déconnes ? Regarde-moi bien. » Il pèse une centaine de kilos, au moins. « Moi, sj’suis camionneur et, quand j’appelle un toubib, c’est pas pour rien. Tu comprends ? »

« Quand j’appelle un toubib, c’est pas pour rien »

« Tout ce que t’as à faire, c’est m’arracher cette putain de dent ! » « Et vous voulez que je fasse comment ? Un : une dent en pivot, je ne sais même pas ce que c’est, et deux : je n’ai pas le matériel ! » Il m’explique. Un : ce qu’est une dent en pivot, qu’elle est juste enchâssée sur une tige dans la mâchoire et qu’il suffit de tirer dessus. Deux : qu’il est camionneur et qu’une pince c’est pas compliqué, il va m’en trouver une, revient avec sa caisse à outils, empoigne une pince métallique grise de 30 cm de long. Avec ça, je lui arracherai la mâchoire toute entière. « Tu veux que j’arrache cette dent avec ce… cet engin ? » Il me la tend fermement. Lui ne rigole pas.

« Bon, va t’asseoir dans la cuisine. » Je nettoie la pince, l’avertis : « Écoute, on va y aller. » « Vas-y, vas-y… Ch’est chelle-là, la molaire au fond. » Je lui enfonce des tranches d’essuie-tout pour ne pas rayer les autres dents, me penche, pince, tire, un volcan de pus jaillit. Je la tiens. Il y avait un tel abcès sous pression que l’extraction fut un jeu d’enfant et la douleur céda instantanément. Rinçage de bouche, antibiotiques, il était de nouveau d’aplomb pour reprendre le camion.

« Je pince, tire, un volcan de pus jaillit »